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Récusation: le difficile équilibre entre procès équitable et «judge shopping»

Dans un arrêt du 1er mars 2019, rendu public jeudi, le Tribunal fédéral a admis la demande de récusation qui visait le procureur qui, dans le cadre de l’enquête relative au braquage de la bijouterie veveysanne commis le 18 septembre dernier, avait laissé les autorités françaises libérer deux personnes interpellées de l’autre côté de la frontière. L’amorce d’un revirement de jurisprudence ou une décision isolée ?

Une décision inattendue

Cet arrêt du 1er mars tranche en effet d’avec la jurisprudence particulièrement restrictive rendue habituellement en la matière.

Rappelons que des décisions ou des actes de procédure erronés du procureur ne fondent pas en soi une apparence de partialité. Il faut, pour qu’un magistrat puisse être récusé, qu’il commette des erreurs particulièrement lourdes ou répétées constitutives de violation grave des devoirs du magistrat. Le Tribunal fédéral a-t-il retenu que le procureur vaudois désormais récusé aurait commis de telles erreurs ? Non. Il souligne au contraire que même si le magistrat a «vraisemblablement commis une erreur d’appréciation», c’est «insuffisant pour conclure à une apparence de prévention à l’égard des requérants».

Les juges de Mon Repos ont pourtant jugé que ce procureur devait être récusé. Pourquoi ?

La dénonciation du 1er octobre 2018 au Conseil d’Etat déterminante

Parce que dans le cas particulier, le magistrat en cause sera amené, devant le Conseil d’Etat, à justifier sa position, respectivement à défendre ses propres intérêts. Et qu’il pourrait, «être tenté, pour répondre aux reproches qui lui sont faits dans la dénonciation déposée par les recourants, de minimiser les éléments qu’il avait à sa disposition lors de l’interpellation des prénommés pour justifier leur libération».

Pourtant, selon la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, le seul dépôt d’une plainte ou d’une dénonciation pénale contre un procureur ne suffit pas pour provoquer un motif de récusation. «Si tel était le cas, il suffirait à tout justiciable de déposer une plainte contre le magistrat en charge de la cause dans laquelle il est impliqué pour interrompre l’instruction de celle-ci et faire obstacle à l’avancement de la procédure.»

C’est d’ailleurs ce qu’avait rappelé le Tribunal cantonal dans la même affaire. Il avait estimé que les conditions d’une récusation n’étaient pas réalisées. Il avait à cet égard rappelé la jurisprudence constante du Tribunal fédéral qui rappelle régulièrement qu’il ne suffit pas de déposer une plainte ou une dénonciation contre un magistrat pour établir l’existence ou renforcer l’apparence d’un motif de récusation, « un tel procédé n’étant pas susceptible à lui seul de donner à penser que ce magistrat serait immanquablement amené à manquer d’impartialité par la suite, et pouvant même apparaître dans certains cas contraire au principe de la bonne foi en procédure ». Les juges cantonaux avaient ainsi estimé que la dénonciation du magistrat au Conseil d’Etat du 1er octobre 2018 ne constituait pas un motif valable de récusation:  «On ne discerne d’ailleurs pas l’intérêt qu’aurait eut le magistrat à favoriser les deux prénommés».

A l’inverse des juges vaudois, les juges fédéraux ont considéré que  la seule dénonciation de ce magistrat au Conseil d’Etat (sans que cette autorité n’ait encore statué) justifiait sa récusation. Pourquoi ? Car il sera amené à justifier sa position devant le Conseil d’Etat, et pourrait être tenté de minimiser les éléments qu’il avait à sa disposition lors de l’interpellation des prévenus pour justifier leur libération. Pour le Tribunal fédéral: «Dans ces circonstances particulières, les recourants peuvent légitimement redouter que le procureur ne soit pas à même de poursuivre en toute objectivité l’instruction dont il est chargé à l’encontre des deux prénommés sans faire abstraction des griefs émis par les recourants dans le cadre de la procédure de dénonciation au Conseil d’Etat qu’ils ont initiée, et cela indépendamment de l’issue de de celle-ci.» Et de juger que cet situation est de nature à faire naître un doute sur l’impartialité du procureur dans cette affaire.

Cette décision surprend. Elle tranche en effet avec la jurisprudence habituellement très restrictive en matière de récusation. Difficile donc de ne pas voir dans l’arrêt du 1er mars 2019 un possible revirement de jurisprudence qui ne dit pas son nom.

Circonstances semblables, issue différente

Ainsi, à titre d’exemple, le Tribunal fédéral a, dans une décision du 31 octobre 2017 (1B_390/2017) refusé de prononcer la récusation d’un magistrat contre lequel une plainte pénale avait été déposée pour lésions corporelles en lien avec sa décision de mise en détention provisoire qui aurait entrainé l’hospitalisation de la prévenue.

Celle-ci plaidait que le procureur général valaisan aurait intérêt à ce que sa décision de mise en détention provisoire (qui aurait entraîné son hospitalisation) soit jugée licite et proportionnée, et donc que la condition de «forts soupçons» soit remplie. Le représentant du Ministère public aurait ainsi selon elle un intérêt personnel à ce qu’elle soit reconnue coupable dans la procédure pénale qui la visait. La recourante insistait sur le fait que depuis la plainte pénale déposée à l’encontre du magistrat instructeur, le litige aurait pris une tournure personnelle sérieuse et concrète, précisant que le Procureur général devra se défendre personnellement et directement au sujet des accusations figurant dans sa plainte pénale. Et qu’il n’était pas exclu que l’intimé, en cas de faute intentionnelle ou de négligence grave, doive répondre personnellement des conséquences financières du dommage qu’elle aurait subi.

Or, dans cette affaire là, le Tribunal fédéral a estimé ces éléments insuffisants pour faire douter de l’impartialité du procureur. Il relevait que: «la recourante ne démontre nullement que le magistrat intimé aurait répondu à la plainte pénale qu’elle a déposée contre lui de manière à mettre en doute son aptitude à statuer avec l’indépendance et l’impartialité requises. Quoi qu’en pense la recourante, le fait que le magistrat intimé puisse être entendu à la suite de cette plainte pénale ne suffit pas à faire naître des doutes quant à son impartialité.» Dans ces circonstances, le magistrat intimé n’était pas tenu de se récuser spontanément, contrairement à ce que soutient la recourante.

C’était donc à juste titre que la requête de récusation avait été jugée irrecevable parce que tardive (présentée trois mois après le comportement litigieux reproché au magistrat intimé), et rien n’imposait une récusation spontanée.

«Juge shopping»

Pourquoi, dans l’arrêt qui vient d’être rendu, le Tribunal fédéral a-t-il considéré qu’une  dénonciation au conseil d’Etat est, elle, suffisante ? Parce que le magistrat sera appelé à se justifier ? N’est-ce pas également le cas en présence d’une plainte pénale ? N’était-ce pas aussi le cas dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt du 31 octobre 2017 ? La décision du TF se fonde-t-elle sur le fait que le Procureur incriminé devra se défendre d’un reproche lié directement à l’affaire ? Mais n’est-ce pas le cas également de tout procureur objet d’une plainte en lien avec une instruction particulière dirigée par ses soins ? N’était-ce pas également la situation de l’affaire précitée du Procureur général valaisan contre lequel une plainte pénale avait été déposée en lien avec sa décision de mise en détention ? Le motif est-il à rechercher dans le caractère plus ou moins fondé de la plainte ou dénonciation contre le magistrat ? On comprend en effet à la lecture de l’arrêt du 1er mars 2018 que le TF n’aurait pas approuvé la récusation s’il avait jugé la dénonciation au conseil d’Etat manifestement mal fondé, ou purement chicanière. Mais comment tracer la limite? N’est-ce pas préjuger?

La différence fondamentale entre les deux situations évoquées ci-dessus réside dans le fait que, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de 2017, l’administrée avait tardé à demander la récusation du magistrat, de sorte que le Tribunal fédéral a examiné la cause sous l’angle de la nécessité, ou non, d’une récusation spontanée.

Il n’en demeure pas moins que l’on doit s’interroger sur les conséquences de l’arrêt du 1er mars. Suffira-t-il désormais de dénoncer un magistrat puis d’en demander immédiatement la récusation pour l’obtenir ? L’avenir dira s’il s’agit là d’une décision isolée qui sera jugée comme ayant été rendue dans un contexte très particulier, ou si le Tribunal fédéral a ouvert là une brèche qui conduira à un changement de jurisprudence. En matière de récusation, l’équilibre est difficile à trouver. Les critères imposant respectivement permettant la récusation ne doivent être ni trop restrictifs, ni trop ouverts. S’il est trop difficile d’obtenir la récusation d’un magistrat en apparence partial – car c’est bien l’apparence qui est déterminante – il n’y a plus aucune garantie d’un procès équitable. A l’inverse, si les conditions sont trop larges, et aboutissent à des récusations trop fréquentes, le bon fonctionnement de la justice s’en trouvera ralenti et compliqué.

La garantie d’un tribunal (et de magistrats) indépendant et impartial qui découle de la Constitution fédérale suisse ainsi que de la Convention européenne des droits de l’homme est absolument fondamentale et impérativement nécessaire. Et la récusation est le mécanisme indispensable qui permet l’effectivité de cette garantie. Toutefois, l’on peut craindre, si cet arrêt du 1er mars 2019 devait être l’amorce d’un revirement, et que d’autres arrêts semblables devaient s’ajouter à celui-ci, qu’on aboutisse à une forme de «judge shopping». S’il suffit de dénoncer un magistrat pour s’en débarrasser, comment la justice fonctionnera-t-elle?

Miriam Mazou

Avocate et chargée de cours à l’Université de Lausanne

(cet article a précédemment été publié sur la plateformes des blog du Temps)

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