Pour une entreprise condamnée en Suisse, la perte de marchés potentiels constitue souvent une conséquence bien plus lourde qu’une simple amende. Dès lors, doit-on s’aligner sur d’autres pays en adoptant le système de mise en accusation différée pour maintenir la compétitivité de nos entreprises à l’international?
Fin août 2023, on apprenait que SICPA SA avait perdu un marché à 19 millions de francs en Tanzanie en raison de sa récente condamnation pour responsabilité pénale en lien avec des actes de corruption.
Le leader mondial en matière de solutions et services d’authentification, d’identification et de traçabilité sécurisés, basé dans le canton de Vaud, avait pourtant gagné l’appel d’offres en juin 2023.
À la suite d’un recours d’une société concurrente, l’entreprise ayant son siège à Prilly a finalement perdu ce contrat en raison notamment de ce qu’elle n’aurait pas mentionné sa condamnation en Suisse, rapporte Gotham City.
Le 27 avril 2023, le Ministère public de la Confédération avait en effet condamné l’entreprise SICPA SA à payer un total de 81 millions de francs pour responsabilité pénale en lien avec des actes de corruption. Plus précisément, l’entreprise vaudoise a été condamnée à une amende d’un million de francs, ainsi qu’à une créance compensatrice de 80 millions de francs. Précisons que le mécanisme de la créance compensatrice permet à l’État de prononcer une confiscation même si les valeurs patrimoniales qui représentent par exemple le produit d’une infraction ne sont plus disponibles. Est venue s’ajouter à l’addition la perte de ce marché.
Cette affaire amène deux constats généraux sur la responsabilité de l’entreprise, sans référence spécifique au cas précité, qui n’est mentionné qu’à titre introductif.
Premièrement, le montant maximal de l’amende prévue par l’article 102 CP, qui s’élève à 5 millions de francs au plus, semble bien insuffisant au regard des enjeux patrimoniaux de certains domaines d’activité. Bien souvent, ce n’est pas tant l’amende, que la créance compensatrice, voire les conséquences annexes – comme la perte de marchés – qui affectent l’entreprise.
Deuxièmement, le principe même de la condamnation pénale d’une entreprise a des conséquences concrètes sur la poursuite de ses activités. C’est principalement pour éviter ce type de conséquences que certains appellent de leurs vœux l’introduction, en Suisse, d’un système comparable au Deferred Prosecution Agreement (DPA) américain. Ce mécanisme permet de convenir d’une mise en accusation différée. Ainsi, la mise en accusation de l’entreprise peut être différée aussi longtemps que l’entreprise respecte les engagements convenus avec l’autorité de poursuite pénale.
Il est vrai que sur le marché mondial les entreprises suisses pourraient à cet égard être défavorisées par rapport à certaines entreprises étrangères connaissant le mécanisme du DPA puisque ces dernières ont une possibilité que le droit suisse ne connaît pas d’éviter une condamnation pénale.
Une proposition du Ministère public de la Confédération d’adopter un texte comparable au DPA a été, à mon sens à juste titre, rejetée par le Conseil fédéral en 2019, notamment en raison du pouvoir trop étendu qui serait ainsi conféré au Ministère public.
Le Conseil fédéral a en effet estimé que le système des mises en accusation différées tel que proposées par le Ministère public de la Confédération renforcerait la position déjà forte du ministère public. Le système proposé ne prévoyait en effet aucun contrepouvoir ou mécanisme de contrôle.
J’y voyais également une forme de paradoxe par rapport à la position du législateur qui a en 2018 restreint les possibilités pour les personnes physiques de bénéficier d’une exemption de peine en cas de réparation.
Il est vrai que s’agissant de marchés internationaux, les entreprises suisses pourraient à cet égard être défavorisées en comparaison de celles ayant leur siège aux États-Unis d’Amérique, en Grande-Bretagne, ou encore en France, autant de pays qui connaissent une telle mise en accusation différée. Les entreprises étrangères basées dans les pays précités pourraient en effet échapper à toute condamnation grâce à la mise en accusation différée. Et se prévaloir de l’absence de toute condamnation pénale lors d’appels d’offres.
C’est une des raisons pour laquelle certains continuent à appeler de leurs vœux l’introduction d’un tel système. Ils plaident également le raccourcissement des procédures et la mise en conformité de la Suisse avec les standards internationaux.
Doit-on dès lors céder à ces arguments? Si oui avec quels garde-fous? Une telle procédure serait-elle vraiment une avancée? Le débat promet d’être nourri.
Cet article a précédemment été publié sur le blog de Miriam Mazou hébergé le site de bilan.ch